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Les Codes

2008-08-09 | |

Les Codes, traduction française du titre du film Szyfry, réalisé en 1966, ne rend que partiellement compte du sens du titre. Szyfry, c’est ce qui code un langage, le chiffre donc, et c’est en cela que l’étonnante double forme du film est à interroger.

1. Un film-enquête

Le sujet apparent du film

Les Codes sont l'adaptation d'une nouvelle d'Andrzej Kijowski. Comme la nouvelle, le film nous fait suivre l'enquête de Tadeusz, qui a combattu dans l'armée du général Anders pendant la guerre avant de s'installer en Angleterre. Vingt ans plus tard, il revient en Pologne pour tenter de retrouver comment et pourquoi son plus jeune fils, Jedrek, a disparu peu avant la fin de la guerre, alors qu'il n'était qu'un jeune adolescent. Tadeusz se retrouve face à son fils aîné, Maciek, maintenant âgé d'une quarantaine d'années, qui a le sentiment de "vivre au-dessous de sa valeur", et à sa femme, Zofia, qui, depuis la disparition de Jedrek, se réfugie dans une dépression proche de la folie. Maciek s'oppose à son père avec une certaine violence, lui reprochant d'avoir vécu la guerre en soldat, à l'extérieur de la Pologne, et d'être incapable de comprendre ce que c'est que de l'avoir vécue au quotidien, quand elle se mêlait à la vie.

Il livre avec réticence quelques informations. À l'époque, sa mère et lui appartenaient à un groupe de la résistance, dirigé par Marian, qui vivait avec eux. Leur appartement servait de boîte aux lettres et de lieu de réunion, mais Jedrek, qui avait peur, se tenait à l'écart. Lorsqu'on est venu arrêter Jedrek un matin de novembre 1944, Maciek avait rejoint les partisans dans la montagne, près de Gorcza. Zofia est incapable de donner des détails précis sur cette arrestation. Le médecin qui soigne Zofia et le libraire chez qui travaille Maciek ne fournissent à Tadeusz que des réponses vagues.

À nouveau interrogé par son père, Maciek avoue qu'il a aperçu de manière fugitive son frère à Gorcza après son arrestation : c'est la résistance qui est venue arrêter le jeune garçon. Alors que Tadeusz s'apprête à quitter la Pologne, une certaine Jadwiga lui explique les raisons de cette arrestation. Jedrek était considéré comme responsable de la mort de Marian. Celui-ci avait quitté Zofia pour vivre avec Jadwiga. Jedrek s'était mis à suivre Marian pas à pas et à faire le guet devant leur maison. Un jour, Marian a voulu intervenir, ce qui a provoqué un attroupement et Marian fut abattu par une patrouille.

Le thème du film ne semble donc pas très éloigné de celui de L'Art d'être aimée : la confrontation entre la guerre vécue à l'extérieur et à l'intérieur de la Pologne, et le refus d'une représentation héroïque de l'Histoire. (L'image de la résistance polonaise est doublement écornée dans Les Codes : non seulement un jeune garçon a été exécuté sans réel motif, mais sa piété s'accompagnait d'une fascination trouble - révélée par les dessins conservés par sa mère - pour tout ce qui concerne la guerre, les armes et les Allemands) Mais cette ressemblance doit être interrogée à la lumière des visions qui traversent le film, lesquelles n'ont aucun correspondant dans la nouvelle de Kijowski.

Les visions et le poème de Slowacki

Ces visions, d'une lenteur et d'une beauté plastique qui les classe, selon Derek Elley, "parmi les plus hypnotiques de la production de Has" (p. 41) interviennent dès la première séquence. Leur rythme et l'amplitude des mouvements d'appareil contrastent avec le reste du film, dans lequel le montage crée une tension, un rythme sec, heurté, peu habituel chez ce cinéaste. La critique, surprise par cet "étrange mélange de matières" (K.-T.Toeplitz), n'a voulu y voir qu'un ramassis de symboles anachroniques ou dépassés, dans une sorte d'imitation tardive de Wajda (Selon K.-T. Toeplitz, qui insiste jusqu'à soutenir que ce film serait un deuxième Samson), l'ensemble sonnant "le glas de l'école polonaise" (Hiv.).

Mais jamais les visions ne sont analysées, ni dans leur relation entre elles ni dans leur relation au reste du film. De même, le fait qu'elles sont accompagnées du poème de Slowacki, Anhelli, en voix off, est passé sous silence. Publié en 1838, ce poème à la tonalité sombre et prophétique évoque le martyre des Polonais déportés en Sibérie. Le héros, Anhelli, est un déporté qui, après avoir été initié par un chaman, accepte la douleur et la mort, devenant "une sorte de rédempteur passif" :

"Le poème a pour décor les forêts et vastes étendues désertiques de Sibérie, endroit où furent déportés de nombreux Polonais par les autorités tsaristes. Mais nous n'avons pas affaire à une Sibérie réelle, plutôt à un lieu d'exil bien particulier, avec sa neige symbolique, son froid symbolique et les splendides lueurs de l'aurore boréale." (Czeslaw Milosz, p.328-329)

Dans cette histoire d'apparence contemporaine, la présence de ce poème, l'époque historique qu'il évoque comme le surgissement des visions qu'il accompagne, sont bien l'énigme que le titre du film invite à déchiffrer. Comme souvent, le cinéaste a livré au moment du tournage l'une des clés de son film. Et, pour la première et unique fois de sa carrière, il a directement raconté un souvenir personnel.

Un souvenir personnel du cinéaste

Dans un entretien accordé à l'hedomadaire Film, Has évoque "la nécessité de la mémoire" et s'interroge sur les raisons qui font que, vingt ans après la fin de la guerre, son souvenir perdure, les Polonais parlant ou écrivant à son propos comme si elle n'était pas terminée : "Je reconnais que ce n'est pas facile d'en parler, et je préférerais à vrai dire ne pas me souvenir de la guerre. Cependant je pense qu'il y a des choses qu'il faut faire, même si elles vont à l'encontre de notre propre disposition d'esprit." (in Elzbieta Smolen-Wasilewska, p. 6)

En évoquant le personnage principal de son film, le cinéaste effectue un glissement de Tadeusz à lui-même :

"Il y a aussi une deuxième trame dans ce film : comme si un compte était en train d'être réglé par un vieil homme, le drame d'un homme qui commence à réfléchir sur ce qu'a été sa vie, et sur ce qui, dans sa vie, a été important. Quiconque a vécu le temps de la guerre dans sa jeunesse ou bien ses années mûres porte en lui-même un tel drame, et cela indépendamment du fait que quelque chose lui soit arrivé personnellement ou non. Il a perdu quelque chose, qu'il ne pourra jamais retrouver. Je me souviens. Il y avait, bien sûr, parmi nos voisins cracoviens des familles juives. Et, un jour, notre laitière nous apporta la nouvelle de leur mort. Ils avaient été exécutés quelque part près de Miechow. Elle nous racontait les détails de leur exécution, et ma tante écoutait tout cela en allant et venant dans la cuisine pour préparer le petit déjeuner. Oui, c'est comme cela que nous avons vécu, c'est à cela que ressemblait notre quotidien. Cela doit certainement avoir des conséquences." (Ibidem, p. 7)

Ces propos infléchissent le sujet du film dans une direction que le cinéma polonais n'a jamais jusqu'alors abordée, la proximité des Polonais avec la réalité d'une extermination qui s'est déroulée sous leurs yeux. Le seul film ayant abordé cette question avait été Przy Torze (À côté de la voie), un court-métrage d'Andrzej Brzozowski, réalisé en 1963, et aussitôt interdit; : il montre comment une femme qui a réussi à s'enfuir d'un train de déportés, blessée et immobilisée à côté de la voie, est achevée par un villageois, après un long face-à-face avec un chœur de paysans qui, de loin, observe et commente la situation.

C'est précisément cette question - et son corollaire direct, une interrogation sur la responsabilité de chacun - que le cinéaste met en jeu tout au long du film, incrustant ce thème dans celui de l'enquête, par l'intermédiaire des visions énigmatiques, mais, de façon plus large, par un travail d'interrogation filmique du regard. Ce lien entre regard et principe d'un déchiffrement au-delà de l'enquête est explicité dans l'image choisie pour représenter le film. Contrairement à l'usage, le personnage qui se trouve ainsi exposé ne joue aucun rôle dans la diégèse.
On y voit un homme en train de scruter un document à l'aide d'une loupe. Dans le film, cet homme n’est qu’une simple silhouette sur laquelle le travelling qui accompagne le déplacement de Tadeusz et du libraire qu'il est venu interroger passe sans s'attarder. Mais alors que l'on entend distinctement la conversation de Tadeusz et du libraire, ils sont flous, le point est fait sur le vieil homme.

L'impossible rencontre entre père et fils

Cette rencontre entre Tadeusz et Maciek, qui commence avec le ratage
de leurs retrouvailles sur le quai de la gare de Cracovie (surprenante entrée de champ de Zbigniew Cybulski, le fils), est montrée dans une suite de scènes découpées selon des variations baroques de la figure classique du champ-contrechamp, faisant en sorte que les regards se répondent le moins possible.

Il y a d'abord le trajet en taxi depuis la gare de Cracovie, traité en un plan unique de presque trois minutes qui montre la ville à travers le pare-brise ou les vitres latérales sans que l'on aperçoive les visages de Tadeusz et Maciek, alors que l'on entend leur conversation. Vient ensuite la scène qui les montre dans une chambre d'hôtel. Elle est constituée de plans brefs centrés sur le père ou le fils, qui alternent de telle sorte que, le plus souvent, un regard ne rencontre qu'un dos tourné ou des yeux baissés. Ces plans sont encadrés par deux très longs plans où de multiples variations de champ - déplacements des personnages et mouvements de caméra - construisent d'incessants faux champs-contrechamps, abandonnés aussitôt qu'amorcés, l'ensemble formant une joute visuelle au rythme syncopé aussi dysharmonique que le dialogue des deux hommes.

La dernière confrontation entre le père et le fils se situe après la visite de Tadeusz chez le libraire. Les deux personnages ont alors une proximité corporelle qui n'a jamais existé auparavant : ils avancent d'un même pas, épaule contre épaule, dans une rue de Cracovie. Ils sont filmés de trois-quarts dos, en vue rapprochée, et la scène est découpée en treize plans aussi brefs que les répliques minimales du dialogue, l'ensemble durant moins d'une minute. En outre, le filmage fait en sorte que, d'un plan à l'autre, la caméra franchisse la ligne de leur déplacement. Tadeusz et Maciek conservent la même position relativement à la gauche et à la droite du cadre, mais la direction apparente de leur marche ne cesse de s'inverser à chaque changement de plan, le seul élément qui atteste qu'ils vont dans la même direction étant la modification de la matière du mur qui ferme le champ derrière eux.

Selon que l'attention spectatorielle se porte sur le fond de l'image ou sur les personnages, on peut voir Tadeusz et Maciek continuer d'avancer dans la même direction, ou bien les voir effectuer, à chaque changement de plan - soit douze fois en moins d'une minute - un mouvement de demi-tour sur place, par un effet de "fusion stroboscopique" (Rudolf Arnheim, p. 100), illusion de mouvement qui repose sur le principe même du cinéma.

La figure qui résulte de ce champ-contrechamp paradoxal rassemble et sépare à chaque instant les deux protagonistes, chacun d'eux enfermé dans une culpabilité qui l'isole de l'autre : ils semblent ne former qu'un seul corps à deux têtes, les "retournements" accentuant cette image d'un Janusz bifide, tragique représentation d'une Pologne divisée et souffrante.

Peu après a lieu une scène que l'on peut considérer comme le climax du film, relativement au fil narratif premier. Maciek avoue qu'il a aperçu Jedrek allongé dans une charrette. Les yeux baissés, il raconte à son père les circonstances de cette rencontre : c'était la nuit, on lui avait demandé d'être là pour indiquer le chemin ; la charrette est passé devant lui, Jedrek était allongé, il a vu son visage qui dépassait d'une couverture ; il ne l'a pas, sur le coup, vraiment reconnu, ce n'est que plus tard, en apprenant qu'il avait été arrêté, qu'il a compris. Et comme Tadeusz, toujours habité par l'espoir, en déduit que la résistance a réussi à arracher Jedrek aux Allemands, Maciek attrape son père par le col de la veste, le secoue en tremblant, et lui dit en plongeant à deux reprises son regard dans le sien : "Tu ne veux pas comprendre ce que je te dis. Tu ne veux pas. Comprends ! Cela ne veut pas dire qu'ils l'ont arraché aux Allemands. Cela veut dire que ce sont les nôtres qui l'ont emmené. Tu comprends, pauvre gars ? Les nôtres ! Les nôtres !" (traduction A.G.-C.)

L'interrogation implicite contenue dans cet aveu - "Qu'as-tu fait de ton frère ?" - fait écho à celles suggérées par les deux premières visions.

2. L'Histoire-vision

Les deux premières visions : pères, enfants et trains

Au début du film, une séquence d'exposition montre Tadeusz de passage à Paris chez une parente collectionneuse d'objets anciens. Le classicisme apparent d'une scène traitée en champ-contrechamp - les deux personnages échangent des nouvelles en prenant un thé - est déchiré par le surgissement de la première vision, précédé par un sourd son de glas.

On voit entrer dans le champ, par le bas du cadre, derrière une ligne de barbelés, la silhouette d'un soldat casqué qui, de dos, s'extrait péniblement d'une tranchée, ramasse un fusil, et avance à grands pas - suivi en travelling. Il passe derrière un enchevêtrement de branchages, monte un talus, redescend, arrive dans une plaine où l'on peut voir les traces d'un combat récent. Le soldat se dirige en pressant le pas vers un train immobile à l'arrière du champ.

Le plan suivant montre le soldat de face - on reconnaît Tadeusz - qui se dirige vers un wagon dont il essaie en vain d'ouvrir la porte. Il longe le train en regardant l'intérieur, de fenêtre en fenêtre : le wagon est rempli d'hommes, de femmes et d'enfants serrés les uns contre les autres dans une immobilité tragique : aucun d'entre eux ne parle ni ne regarde le soldat.

On entend la voix de Tadeusz qui poursuit, "off", sa conversation avec la tante : "Maintenant on peut être certain que Jedrek est mort." Le soldat dépasse une fenêtre derrière laquelle on voit un jeune garçon qui se débat et tape sur la vitre en appelant d'une voix étouffée : "Papa ! Papa ! Papa !". L'enfant appelle toujours alors que le soldat est sorti du champ. On entend la voix off de Tadeusz qui poursuit la conversation, "Tant que la guerre durait, on pouvait enfin se leurrer", avant un retour brutal à la situation précédente : la tante lit à voix haute une lettre alarmante de Maciek et conseille à Tadeusz d'aller à Cracovie. Le champ-contrechamp initial semble avoir repris ses droits quand surgit la deuxième vision.

L'enfant tambourine en appelant son père à l'aide, le train s'ébranle et le soldat, immobile, le regarde partir en faisant un petit signe d'adieu. Une "fermeture sur du blanc" donne naissance à un paysage gris et blanc de roseaux, de branchages et d'eau. Tandis qu'un lent travelling suit la rive, on entend la voix de Tadeusz disant un passage d'Anhelli : "Il va se lever le soleil / qui amènera un jour plus effroyable que les ténèbres / et un silence plus horrible / que les tempêtes sur la mer / car vous serez / par vous-mêmes épouvantés. Cette neige deviendra une mer / et ses flots seront verts / et votre maison sera un navire en perdition." (D'après les sous-titres français)

Le mouvement et le poème se terminent sur le visage de l'enfant du train qui observe un vol de corbeaux à travers les branches dénudées. L'enfant s'échappe, on le retrouve courant au ralenti dans un pré brumeux où paissent des chevaux blancs (Un ralenti de prise de vue, qui dure quelque temps avant que la vitesse de la caméra ne diminue progressivement jusqu'à retrouver la cadence de 25 images/secondes). Il rejoint un groupe d'enfants, tous se mettent à courir dans la même direction. Les enfants arrivent le long d'une voix ferrée, un train à vapeur s'approche en sifflant, la caméra se glisse au niveau des roues, l'enfant du train apparaît de l'autre côté de la voie : allongé tout près des rails, le visage relevé, il se bouche les oreilles et, bouche grande ouverte, pousse un long cri couvert par le roulement et les sifflements du train. Cette deuxième vision est interrompue par le plan suivant, qui montre l'intérieur d'un wagon-restaurant luxueux : un serveur se déplace de table en table jusqu'à l'une d'elle ; on voit Tadeusz qui s'apprête à payer son repas.

Une première interprétation tendrait à attribuer ces deux visions à l'imaginaire de Tadeusz, qui n'a pas vécu la guerre en Pologne. Face à l'énigme de la disparition de son fils, il ne pourrait que construire des images à partir de représentations dépassées - guerre de tranchées, comme semblerait l'indiquer la nature de son casque -, ou adoucies - le train de voyageurs allant vers un camp d'extermination -, ou bien encore truffées de symboles frôlant le cliché - la roselière au bord de l'eau, les chevaux blancs, etc.

Mais, comme le montre le long extrait d'entretien ci-dessus, le cinéaste n'est pas très loin derrière Tadeusz. Et l'on peut remarquer que la vision de l'enfant tambourinant sur la vitre n'est pas montrée par l'intermédiaire du regard de Tadeusz, pas plus que celle de l'enfant criant au ras de la voie quand passe le train à vapeur. Le regard et l'appel sans réponse de l'enfant à la fin de la première vision et au début de la seconde, son regard et son cri symétriques à la fin de la deuxième posent la question de la responsabilité des "pères" dans un double abandon : ils ont laissé leurs "enfants" partir dans les camps de la mort ; ils ont quitté leurs "enfants" en s'expatriant. Tandis que la présence du fragment d'Anhelli dans le plan qui suit le départ du train relie le sort des déportés Polonais du siècle dernier et celui des millions de déportés morts en terre polonaise.

Le cinéaste revient peu de temps après sur ce même sujet, dans une scène où, avec une grande économie de moyens, il pose la question du regard des Polonais sur le génocide.

Les ouvriers sur la voie

Dans le wagon restaurant, Tadeusz feuillette le célèbre album Nous n'avons pas oublié. A des photos de la déportation succède l'une des plus célèbres des photos du ghetto de Varsovie : on voit, sur fond d'un demi-cercle d'hommes et de femmes les mains en l'air, un petit garçon avec une casquette qui a, lui aussi, les bras levés. Le train ralentit et s'arrête. Tadeusz va regarder par la fenêtre. C'est le début d'une brève scène qui, traitée en champ-contrechamp, est sans équivalent dans la nouvelle de Kijowski.

On voit deux ouvriers, de dos, qui creusent une tranchée le long de la voie ferrée, puis le visage de Tadeusz pensif qui les regarde, puis à nouveau les ouvriers. L'un d'entre eux se retourne et regarde à son tour en direction de Tadeusz, avec sur le visage l'expression figée d'une interrogation bornée. Le train s'ébranle, prend de la vitesse, le plan se poursuit en un travelling sur le talus qui fait disparaître l'ouvrier dont le regard n'a pas changé d'expression. Tadeusz revient s'asseoir et reprend l'album resté ouvert sur la photo de l'enfant. Il tourne la page - des photos d'exécutions en plein air - revient sur celle de l'enfant à la casquette, ferme l'album. Son regard reste tourné en direction de la fenêtre, hors-champ. Des personnes portant des bagages traversent le compartiment. Le contrôleur s'approchant de Tadeusz prévient que le train arrive à Cracovie dans un quart d'heure.

Sous une apparence tout à fait banale, cet élément de dialogue vient de façon rétroactive situer la scène avec les ouvriers à proximité du nœud ferroviaire d'Auschwitz, à cinquante kilomètres à l'ouest de Cracovie. L'encadrement de cette scène par deux monstrations des photographies de l'album fait qu'il est impossible d'échapper à l'intention du cinéaste : l'image de l'ouvrier au regard vide interroge le regard des Polonais qui, pendant des années, ont vu passer les trains de déportés (une interprétation qui devient rétrospectivement évidente à partir de la scène du conducteur de locomotive dans le film Shoah de Claude Lanzmann), posant à travers eux une question tabou dans la Pologne socialiste. La version officielle - et largement consensuelle - refusait toute spécificité aux victimes juives.

Les troisième et quatrième visions, qui surviennent juste après l'aveu de Maciek, rassemblent ces interrogations dans une affirmation qui ne peut que heurter à la fois le pouvoir communiste et les "vrais Polonais". (Expression appartenant au lexique national des Polonais depuis la période historique des partages, la frontière avec "les étrangers" étant déterminée par l'appartenance à la religion catholique. Lech-Michal Rawicki, p. 317) Ce sont d'ailleurs sur elles que se sont abattues les foudres de la critique. (Jan Slodowski Jan, p. 59).

Une affirmation hérétique

La troisième vision commence par un long parcours de Jedrek dans un bois au sol enneigé. En tenue de premier communiant, comme sur la photo que Zofia a montrée à Tadeusz, il tient à la main un cierge allumé. Il arrive dans une clairière où attendent des soldats accompagnés de chevaux blancs. Le soldat apparaît derrière lui, dans la même tenue que lors des premières visions. Il fait monter l'enfant sur un cheval blanc. Un cortège silencieux d'hommes et de chevaux se forme et avance sous la neige, le soldat conduisant par la bride le cheval sur lequel se trouve l'enfant.

Le cortège entre dans une enceinte. L'enfant et son père s'approchent d'une fenêtre voilée de rideaux. Un travelling latéral aboutit sur le visage de Zofia, immobile, tandis qu'on entend sa voix dire un fragment de Anhelli :

"Les ténèbres seront mes compagnes et ma patrie. Et mes yeux comme des servantes qui cessent le travail, parce qu'il n'y a plus d'huile dans la lampe du soir. Des cercles lumineux naîtront dans mon cerveau et se tiendront devant mes yeux, comme des serviteurs fidèles précédant leur maître avec des lampes. Et j'étendrai les mains dans les ténèbres afin de saisir quelqu'une de ces tâches de lumière." (D'après les sous-titres français)

Un prêtre, à l'intérieur d'une église, célèbre un office mortuaire alors que le poème de Slowacki se poursuit, la voix de Tadeusz relayant celle de Zofia, tandis que l'on voit le prêtre, un crucifix, des personnes en deuil portant des cierges, une vieille femme en prière, un homme avec un fusil qui tient une enfant par l'épaule.

"On dressa trois croix faites des plus grands arbres qu'on pût trouver dans ce pays. Et de chaque groupe s'avancèrent les trois martyrs, non point tirés au sort, mais de leur plein gré. Ce n'étaient pas les chefs, mais les plus humbles des inconnus. Et l'on mit en croix ces insensés, et l'on fixa leurs mains avec des clous. Celui qui était à droite criait 'Égalité' et celui qui était à gauche criait 'le Sang' et celui du milieu disait 'la Foi'". (D'après les sous-titres français).

Un lent travelling suit des personnes qui avancent vers un tombeau imposant, puis glisse jusqu'à une chapelle latérale où se trouve, isolé, immobile, son cierge toujours à la main, l'enfant en tenue de premier communiant.

Depuis la marche des hommes et des chevaux blancs jusqu'à la fin de ce travelling, la troisième vision a fait parcourir tous les symboles d'une polonité étroitement liée au mythe du "martyre de la nation polonaise" ("En l'absence de toute institution accepté comme légitime, c'est-à-dire polonaise, l'Église deviendra un recours, l'un des lieux symboliques d'existence de la patrie dans une inextricable fusion de la ritualité religieuse avec la célébration de la nation." Lech-Michal Rawicki, p. 312-313). N'y voir qu'un cliché "romantico-national" et l'attribuer à l'imaginaire impuissant de Tadeusz, c'est passer sous silence le rôle singulier qu'y joue l'enfant. Jedrek, victime sans gloire et presque anonyme de la guerre. N'est-il pas le seul être humain du cortège monté sur un cheval, fragile incarnation du chevalier de la scène finale de Anhelli annonçant l'heure de la révolution universelle, messager silencieux qui mène jusqu'à l'église puis disparaît ?

En effet, l'enfant ne réapparaît à la fin de la troisième vision que pour faire le lien avec la quatrième, qui fait entrer dans un univers bien distinct, celui du génocide. Un prêtre s'approche de lui, tous deux s'éloignent vers le fond de la chapelle immense dont il semble impossible d'atteindre l'extrémité. La quatrième vision commence par une vue rapprochée de l'enfant qui avance, suivi par un très lent travelling latéral. Il se trouve sur une crête qui domine une extrémité de la ville de Cracovie. Les façades des maisons disparaissent et l'on aperçoit, dans la profondeur du champ, des corps allongés dans un creux du terrain, en rangs serrés, tandis qu'un peu plus loin des soldats alignés, immobiles, tournent le dos. Un motard arrive, les soldats mettent en joue : les cibles presque invisibles se fondent dans le noir d'une muraille dans le fond du champ, les bandeaux qui masquent leurs yeux découpant des taches un peu plus claires.

L'enfant, toujours en costume de premier communiant, suivi du prêtre, descend en direction des corps. Ils disparaissent dans le hors-champ droite-cadre tandis que le mouvement de travelling latéral se poursuit, découvrant au passage des mitrailleuses, des soldats allemands de dos, des chiens policiers, les bottes d'un officier, des hommes occupés à creuser une tranchée, tandis qu'au sommet de la colline qui barre le fond du champ on peut voir les silhouettes de soldats armés, ainsi que trois croix de bois qui se détachent sur le gris du ciel. Le travelling passe ensuite sur une main de femme raidie tournée vers le ciel, et s'arrête sur un homme courbé dans la tranchée, vu de dos, qui porte une chemise sale et déchirée. L'homme arrête de creuser et se tourne à peine. De profil, les bras en appui sur le bord de la tranchée, tête baissée, il prend sa respiration.

L'impossible regard de l'homme enterrant les siens fait ainsi écho au regard vide de l'ouvrier sur la voie de chemin de fer, comme la main morte tendue vers le ciel rappelle l'étrangeté de la main du prêtre qui, filmée en vue très rapprochée, se lève au début de la célébration religieuse. Ainsi l'enfant-communiant, qui a trouvé pendant la guerre une mort sans héroïsme, rejoint tous ceux à qui une mort semblable a été infligée, en même temps que l'enfant-chevalier fait le lien entre les victimes, chefs ou humbles déportés, de la répression au siècle dernier et l'extermination qui a eu lieu sur le territoire polonais.

Ce n'est ni la négation d'une spécificité par l'usage d'une métaphore christique - du fait de la nette séparation des deux visions -, ni une sorte de consolation chrétienne des mourants - le prêtre, qui ne porte rien dans ses mains, n'a pas d'autres signes que sa chasuble -, mais, comme le rappellent les trois croix de bois nues, un peu penchées, vues de loin, en écho aux derniers vers entendus de Anhelli, l'extension d'un mythe d'origine littéraire : au poids d'une absence irrémédiable est lié le poids d'une autre absence irrémédiable, à une douleur, une autre douleur. Le film, non sans courage, affirme, en pleine montée de l'antisémitisme officiel, que les victimes du génocide font partie intégrante du "martyre de la nation polonaise".

3. Un film-manifeste

Le cinéma échoue à dire la réalité

La ville de Cracovie, qui n'a pas été détruite à la fin de la guerre, conserve, grâce à ses murs et ses artères inchangés, la mémoire des faits qui s'y sont déroulés.

"Nous nous demandons, en allant dans les rues de Varsovie, si c'est là le même endroit que nous avons gravé dans notre mémoire des années auparavant. À Cracovie, on peut plutôt se demander si les gens sont les mêmes. Les rues, les appartements, les objets sont restés les mêmes." (Has in Elzbieta Smolen-Wasilewska, p. 7)

C'est pour cette raison que, lors de son arrivée à Cracovie, Tadeusz scrute la ville et ses habitants depuis le taxi qui avance rue Mikolajska, fait le tour du Rynek puis s'engage dans la rue Grodzka. En choisissant de faire en même temps se dérouler un dialogue dans lequel Maciek raconte à Tadeusz la manière dont la vie s'est organisée sous l'occupation, le cinéaste superpose deux temporalités : au récit du passé vient répondre une certaine image du présent de la ville et de ses habitants, "captée à la manière d'un reportage" (Jan Slodowski p. 57) dans son cœur même, ce Rynek qui la symbolise. Les explications de Maciek sur la fermeture des lycées et la déportation des enseignants prennent, de ce fait, un relief particulier. Et sa réplique exaspéré - "De toute manière, tu ne comprends pas ce que ça veut dire de prendre la vie fictive pour la seule vraie. Moi, jusqu'à aujourd'hui, je vis au-dessous de ma valeur réelle" (d'après les sous-titres français un peu améliorés) - qui résonne sur tous les citadins visibles à ce moment-là, se charge d'un sens qui excède la simple diégèse.

Ce plan-séquence est une combinaison, rare dans l'œuvre du cinéaste, d'événements aléatoires et d'événements mis en scène, dont le plus notable est le passage d'un écolier vêtu d'une tenue un peu désuète qui pourrait aussi bien dater de la guerre. La caméra le suit alors qu'il traverse la rue devant le taxi et s'immobilise sur sa silhouette juvénile qui attend sur le trottoir, pendant que Maciek ment en disant à son père que Jedrek a été arrêté par les SS. Il y a là un premier avertissement, que la scène qui suit immédiatement le champ-contrechamp paradoxal vient renforcer.

Lorsque Tadeusz demande à Maciek de lui dire à qui ressemblait "le Corbeau", qui était le chef de Marian dans la résistance, un champ-contrechamp classique fait alterner des plans montrant le père et le fils, le regard tourné vers la rue, et des plans de la rue dans laquelle se déroule une action parallèle :

• Tadeusz et Maciek, côte à côte.
Maciek désigne du menton le hors-champ droite-cadre.
Maciek. - Tu voix ces deux hommes là-bas...

• Contrechamp sur la rue.
On voit, de loin, un homme vêtu d'un imperméable et d'un chapeau noirs se séparer d'un autre homme près du trottoir, gauche-cadre. Il traverse la rue pour retrouver un troisième homme qui vient vers lui. Un autobus entre dans le champ et les masque.
Maciek.– … C'est à cela que ressemblaient mes contacts avec l'état-major.

• Tadeusz et Maciek, côte à côte. Tadeusz ne quitte pas des yeux le hors-champ.
Maciek.– Si on te demande, après des années, de dire si tu connais cet homme, que répondras-tu ?
Tadeusz.– Celui qui vient vers nous ?

• Contrechamp sur la rue. L'autobus s'éloigne. L'homme au chapeau traverse à nouveau en se rapprochant un peu de l'avant du champ, le troisième homme part en courant.
Maciek.– Non ! celui-là, c'était Marian. "Le Corbeau", c'était le deuxième. Je ne l'ai rencontré qu'une seule fois en ville, et à cette distance. (D'après les sous-titres français, un peu améliorés.)

• Tadeusz et Maciek, côte à côte.

C'est une sorte de répétition soulignée, grâce à l'insistance de Tadeusz, de la scène du taxi avec l'écolier. Et tout comme ceux de l'enfant, les vêtements des trois hommes auraient été identiques vingt ans auparavant. De la même façon que nous avons pu, comme Tadeusz, avoir un moment l'illusion d'apercevoir Jedrek, nous regardons cette scène de rue comme pouvant représenter, aussi bien, une rencontre entre résistants qui se serait déroulée au même endroit pendant la guerre, au moment où précisément le dialogue insiste sur la fragilité de la mémoire.

La faculté de recréer la réalité dans un film de fiction est d'autant plus fortement mis en doute que, alors que cette même rue, dans le champ-contrechamp paradoxal qui précédait, donnait l'impression qu'elle était une ruelle très étroite, enserrant les deux hommes, il apparaît soudain qu'il s'agit d'une large artère. Réalisation osée d'une continuité entre deux scènes, l'une tournée en studio et l'autre en décor naturel, qui fait en sorte que, justement, il y ait une contradiction entre deux représentations du même lieu, opposant l'ouverture de la rue à l'enfermement des deux personnages. L'espace n'est pas une propriété du lieu, l'espace ne préexiste pas au film, il est créé par le film.

L'éthique d'une photographie

Peu après, le plan qui vient interrompre la quatrième vision montre une exécution : on voit trois victimes aux yeux bandés en même temps qu'on entend une détonation, puis le cadre s'élargit, montrant, d'un côté, un rang de suppliciés agenouillés en plein air, de l'autre, une rangée de fusils pointés vers eux. L'immobilité de tous les personnages, le flou et le grain de l'image disent clairement qu'il s'agit d'une photographie, bien que son cadre ne soit pas montré.

Contrairement aux photos de l'album feuilleté par Tadeusz, cette photographie d'exécution n'a pas fonction d'élément servant à composer un plan du film. Elle est la substance même du plan. Et, comme telle, elle est annoncée par les premiers plans du film : des photographies qui montrent la ville de Paris, une terrasse, une portion de rue avec une station de métro, des balayeurs africains, le coin d'une terrasse de café, sur lesquelles s'inscrit le générique.

Mais, en même temps, comme les photos de l'album, elle vient témoigner d'un "cela s'est passé ainsi" (Roland Barthes, p. 35 ss). Intimement liée à la quatrième vision qu'elle suit immédiatement, cette photographie porte un coup d'arrêt au long et lent travelling, "comme une sorte de silence interrompant un discours en un point crucial" (Dominique Château, p. 134), tandis que retentit le son de l'exécution préparée dans la profondeur du champ dans le plan précédent.

Sa présence à ce moment-là témoigne donc, elle aussi, de l'existence d'une limite pour le cinéma de fiction. Après l'impossible regard de l'homme resté tête baissée, de profil, ce "silence" de la photographie et ce son de détonation viennent affirmer qu'il y a des événements et des situations que l'on ne doit pas reconstituer au cinéma. Qu'il y a de l'infilmable.

C'est par le retrait de la scène contemporaine portée par les visions et le poème de Slowacki que Les Codes peuvent évoquer l'extermination. Le film, tourné en 1966, a une fonction cathartique relativement au passé, mais on y sent aussi la volonté de prévenir le danger d'un antisémitisme qui menace à nouveau la Pologne en affirmant l'appartenance de tous les Polonais à la même nation. C'est peut-être la raison pour laquelle ce film, avec sa fin suspendue, mais porteuse d'un certain espoir - la décision prise par Tadeusz de rester en Pologne et d'aider sa femme -, tranche avec les fins sombres des autres films du cinéaste.
Ajoutons que le pouvoir polonais ne s'était pas trompé, lui, sur le sens profond de ce film, puisqu'il n'a pas eu le droit de sortir dans les prestigieuses salles n° 0 (équivalent de nos salles "Art et Essai").

Anne Guérin-Castell
1998-01 / 2008-05
2008-06-09


Bibliographie de l'article

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