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La Poupée

2008-09-08 | |

Wojciech Has se lance dans la réalisation de La Poupée en 1968 alors qu'il vient de se voir refuser le scénario d'un film sur Wyspiański, à partir de sa pièce Wesele (Les Noces), et de la vie de l'écrivain et peintre cracovien (scénario que Wajda "trouvera" dans les archives du Zespół Kamera, dissous à la fin de l'année 68). Le cinéaste en profite pour prendre position sur le contexte politique tout à fait particulier de cette année-là, en utilisant le principe déjà mis à l'œuvre dans Manuscrit trouvé à Saragosse.

1. La vague antisémite de la fin des années soixante en Pologne

Montée de l'antisémitisme à partir du milieu de la décennie

Alors que Gomulka doit faire face en 1964 à des mouvements de fronde dans les milieux intellectuels ainsi qu'à une opposition déclarée au sein de son propre parti, on commence à beaucoup entendre parler des "Partisans", au nationalisme teinté d'antisémitisme. Leur chef de file, le général Moczar, qui occupe le poste de vice-ministre de l'Intérieur, a réussi à infiltrer les organisations du Parti et de l'État. Lorsqu'il est nommé ministre de l'Intérieur à la fin de l'année 1964, il se trouve en position de contrôler de nombreux centres de pouvoir en plus de l'appareil de sécurité, ainsi qu'une partie de la presse et l'organisation des anciens combattants. Sa nomination fait des "Partisans" la force montante de la scène politique. Ils sont étroitement liés aux Catholiques de l'organisation Pax. Fondée, à l'initiative d'un pouvoir désireux d'agir de l'intérieur sur le mouvement catholique, par l'ancien chef de la phalange fasciste Boleslaw Piasecki, Pax reçoit de substantiels subsides gouvernementaux, possède sa propre maison d'édition et un important groupe de presse.

Les années 1967-1969

La guerre des Six Jours éclate en juin 1967. L'Union soviétique, qui soutient les pays Arabes, craint de voir se développer en Pologne un courant de sympathie à l'égard d'Israël, par pur réflexe antisoviétique. Le pouvoir polonais doit en outre faire face à une montée du mécontentement, ainsi qu'à une contestation de la génération nouvellement entrée à l'université. Les dirigeants choisissent une méthode qui a fait ses preuves : détourner l'attention en attisant l'antisémitisme, par tous les moyens, au premier plan desquels se trouvent les médias. La campagne antisémite débute, sous le masque de l'"antisionisme".

Dans un discours de juin 1967, Gomulka accuse les Polonais juifs d'être responsables de la campagne antisoviétique, et d'appartenir à une "cinquième colonne". Des personnes occupant des postes importants sont destitués ou rétrogradés. L'épuration se poursuit, tout en restant relativement discrète pendant quelques mois. Elle prend une tout autre tournure à la faveur des manifestations étudiantes qui suivent l'interdiction, à Varsovie, des représentations de la pièce de Mickiewicz, Les Aïeux (Dziady), qui donnaient lieu à des manifestations des spectateurs.

L'annonce, le 31 janvier 1968, de l'interdiction des représentations engendre un cycle de manifestations/répression. Bien que le mouvement de contestation, qui s'étend dans tout le pays, reste limité aux seuls étudiants, la responsabilité des troubles est portée au compte des "sionistes". Des listes d'"ennemis de la Pologne" sont publiées. Les ouvriers participent aux meetings organisés dans les usines. C'est aussi, pour certains, l'heure des règlements de compte: "Des tribunaux secrets commençaient à rechercher qui était Juif - ou plutôt sioniste - et qui ne l'était pas, et peut-être avait-on oublié quelque grand-mère juive..." (Józef Lipski, in Marcel Łoziński, Deuxième Partie 1956-1970).

Privés d'emplois, sans ressources et parfois sans logement, la plupart des Polonais juifs n'ont d'autre solution que l'émigration. Obligés de renoncer à la nationalité polonaise, ils deviennent apatrides, quittant leur pays "dans des conditions à la fois indécentes et humiliantes" (Michel Wieviorka, p. 140) L'exode se poursuit l'année suivante. Dans le même temps, se produit un extraordinaire mouvement d'adhésions au Parti: 37 000 nouveaux candidats prennent leur carte cette année-là.

C'est dans ce contexte que Wojciech Has adapte Lalka (La Poupée) de Prus.

2. Le roman

Boleslaw Prus (pseudonyme d'Aleksander Glowacki, 1848-1912), chroniqueur à succès pendant près de quarante années dans différentes revues varsoviennes, déçu par le peu d'efficacité du journalisme, décide de se consacrer à la fiction. Il réussit, dans La Poupée, à décrire la réalité contemporaine telle qu'il peut l'observer sur une assez longue période : l'œuvre est en effet publiée de 1887 à 1889 sous la forme d'un feuilleton en trois cents épisodes, l'intrigue principale se déroulant de 1878 à l'automne 1879. Il réussit également à créer deux personnages très différents qui, liés par un profond attachement, forment une synthèse de la Pologne de l'époque.

Les personnages

Le plus jeune, le marchand Stanislaw Wokulski, parti du bas de l'échelle sociale est devenu l'homme le plus riche de Varsovie. Il figure la Pologne engagée dans un processus de reconstruction et de modernisation. La réussite de cet homme sensé, épris de sciences, dur en affaires mais plein de compassion pour les pauvres, cache une faille secrète. Partagé entre positivisme et romantisme, déchiré par l'amour qu'il porte à Izabella (la "poupée" qui donne son titre au roman), Wokulski a touché des générations de Polonais. Au point que, dans l'entre-deux-guerres, quelques admirateurs de l'écrivain, ayant reconnu un immeuble de Varsovie d'après sa description dans le roman, y apposèrent une plaque commémorative : "Ici vécut Stanislaw Wokulski, héros de La Poupée, de Boleslaw Prus". (Czeslaw Milosz, p. 403).
Le plus âgé, Ignacy Rzecki, son homme de confiance et fondé de pouvoir, indéfectible admirateur de Napoléon, représente les valeurs traditionnelles d'une Pologne en train de disparaître.

Izabella, qui a tous les préjugés et les travers de sa classe, finit par accepter l'amour de Wokulski, pour le tromper peu après avec un beau parleur. De nombreuses personnes de son entourage, son père, le comte Lecki, faible, irresponsable, ruiné, sa riche tante, la comtesse Jeanne, qui multiplie les œuvres de charité, l'inconsistant baron Krzeszowski et sa femme à moitié folle, ou encore Madame Wasowska, une jeune femme libre qui s'amuse à séduire les hommes, sont pour le romancier l'occasion de faire un portrait de la classe dirigeante polonaise de cette fin de siècle. Prus anime en parallèle tout un monde de petites gens - commis de magasin, employés, usuriers, entremetteuse, prostituée -, dont les destins s'entrecroisent au cours d'une seule année.

La forme originale du roman, dont la construction bouscule la chronologie, s'appuie sur un recours à deux procédés différents pour chacun des deux personnages principaux. Dans le cas de Wokulski, Prus utilise la "technique déambulatoire (...) où un monologue intérieur se lie à une vision, à demi-intérieure, elle aussi, de quelque itinéraire dans un paysage urbain" (Jean Fabre, p. XVII). Dans le cas de Rzecki, il insère des pans entiers de son journal, sous forme de chapitres intitulés : "Journal d'un vieux fondé de pouvoir". Rzecki mêle ses souvenirs personnels - ceux datant de sa participation à la révolte de Hongrie en 1848 (une façon pour l'écrivain d'évoquer les insurrections polonaises, notamment celle de 1863), comme ceux, postérieurs, de l'époque où il fait la connaissance du jeune Wokulski -, aux événements plus récents, la plupart liés à la vie de Wokulski et au magasin dont il a la responsabilité. Ce choix formel lui permet de porter au compte de ces deux personnages ses propres observations, réflexions et inquiétudes sur l'évolution de la société polonaise dont il est le témoin.

Wokulski ou le regard de Prus sur la ville de Varsovie

Malgré sa richesse, Wokulski reste sensible à une misère qu'il observe au cours de déambulations dans Varsovie, notamment à Powisle, un quartier proche de la Vistule : voyant ses maisons délabrées et la vie sordide de ses habitants, il rêve de supprimer pauvreté et maladies en donnant du travail à tous ceux qui sont dans le besoin, et en entreprenant des travaux d'urbanisme pour vaincre l'insalubrité. Ses promenades interviennent comme contrepoints à des incursions dans le monde de l'aristocratie, auxquelles elles succèdent parfois immédiatement. Ainsi le romancier donne-t-il à son œuvre un double fond, celui de la misère urbaine et de la futilité d'une classe dirigeante velléitaire qui, accrochée à son mode de vie et à ses valeurs, est incapable de fournir l'énergie et les capitaux nécessaires à la transformation économique, pourtant vitale, de la société. Les noms des invités à une réception sont, à cet égard, éloquents : Monsieur Dudomaine, Monsieur Lapavane, Mademoiselle de Pintade, Mademoiselle Tortille de Tournefosse, Monsieur Orange et Monsieur Bolet, Madame Gins'ow Faillite...

Rzecki ou l'ambiguïté de Prus à propos des Juifs

Le journal de Rzecki nous permet d'assister à l'émergence des idées socialistes ainsi qu'à la progression de l'antisémitisme. Le fondé de pouvoir manifeste son inquiétude devant la montée de l'antisémitisme et consigne dans son journal, sans les approuver, les propos antisémites du commis Lisiecki. Mais, en même temps, il redoute que les liens amicaux de Wokulski avec des Juifs ne nuisent à sa carrière. Et il fait une description peu avantageuse du commis Szlangbaum, "petit, noir, voûté, velu", et des autres Juifs dont il parle : dans le meilleur des cas - le docteur Szuman - ceux-ci sont dépeints comme des êtres petits au teint jaune, tandis que les qualificatifs de "crasseux", "teigneux", ou les rappels de l'insupportable odeur d'oignon cru, sont récurrents.

La position du romancier oscille entre deux courants d'opinions opposés. D'un côté, Prus rappelle l'engagement des Juifs dans la lutte pour l'indépendance de la Pologne et prend position contre la montée du nationalisme polonais en manifestant une inquiétude prémonitoire :

"Szlangbaum est, dans toute l'acception de ce terme, un honnête citoyen. Ce qui ne l'empêche pas d'être détesté de tous parce qu'il a le malheur d'appartenir à la religion juive. D'ailleurs, je constate que, depuis un an environ, l'aversion grandit à l'égard des Juifs. Les mêmes gens qui, il y a quelques années encore, les appelaient Polonais de confession hébraïque, disent aujourd'hui les Juifs. Et ceux qui tout récemment encore admiraient leur travail, leur endurance et leur habileté, aujourd'hui ne veulent plus voir en eux qu'esprit de lucre et goût du trafic. Lorsque j'entends de tels propos, il m'arrive de penser que notre humanité a sombré dans un crépuscule spirituel comparable aux ténèbres de la nuit." (tome I, p. 240)

D'un autre côté, et plus particulièrement vers la fin du roman, Prus laisse apparaître une crainte de la richesse et du pouvoir nouvellement acquis par certains Juifs, qu'aucune considération positive ne vient contrebalancer. Le commis Szlangbaum change radicalement de comportement à partir du moment où il rachète le magasin de Wokulski, et devient un personnage négatif, sur lequel pèse même un soupçon de malhonnêteté ; le docteur Szuman lui-même n'est pas épargné. Prus va jusqu'à développer une thèse dans laquelle on sent l'influence du néo-lamarckisme, alors en pleine expansion :

"Au cours des persécutions antisémites, les individus les plus nobles ont péri, seuls sont restés ceux qui ont pu se mettre à l'abri. Et voilà les Juifs que nous avons aujourd'hui : endurants, patients, astucieux, solitaires, matois, maniant de façon magistrale la seule arme qui leur reste, l'argent. En détruisant ce qu'il y avait de meilleur, nous avons fait une sélection artificielle et nous avons entretenu ce qu'il y a de pire." (tome III, p. 93).

Aussi l'adaptation du roman pouvait-elle être orientée de deux manières, selon la lecture qui en était faite. Et, en ces années où la Pologne était en proie à une campagne antisémite déclenchée par le pouvoir qui trouve un écho dans toutes les couches de la population, il y avait une lecture plus "orthodoxe" que l'autre.

3. Wokulski, personnage principal du film

Le scénario

Lorsque Has décide de faire cette adaptation, il est conscient que le roman est inscrit dans la mémoire et le cœur de chaque Polonais. Malgré Manuscrit trouvé à Saragosse, on le considère toujours en Pologne comme un auteur de films intimistes, réservés aux connaisseurs. Il souhaite réussir un film pour le grand public. Ce sera son premier film en couleurs.

Il reprend le projet, resté en panne, qu'avait écrit Kazimierz Brandys pour Jan Rybkowski, animé par un sentiment d'urgence : "J'ai repris la production. Je voulais vite y entrer."(in Jan Slodowski, p. 10). Il réécrit lui-même le scénario, en abandonnant les réminiscences du journal du fondé de pouvoir et en élaguant les trames parallèles, de manière à rendre la chronologie limpide. La première rencontre de Rzecki avec Wokulski prend place dans une séquence pré-générique, séparée de la suivante par une ellipse indéterminée : Rzecki est devenu responsable d'un magasin dont le patron est absent ; peu après, Wokulski rentre d'un voyage en Russie. C'est alors que tous les éléments dramatiques se mettent en place par le jeu de la mise en scène et du dialogue - la tendresse de Rzecki pour Wokulski, l'amour de celui-ci pour Izabella, - pour conduire au "dénouement" final : le départ de Wokulski vers une destination inconnue et la mort de Rzecki.

Le scénario effraie Brandys, au point qu'il demande que son nom ne figure pas au générique. Mais le but visé est atteint : les spectateurs se pressent pour voir le film. Sa sortie est un événement comparable à celles, en leurs temps, des Chevaliers teutoniques d'Aleksander Ford, de Cendres, de Wajda, ou Pharaon de Kawalerowicz (Le tournage s'est étalé sur 104 jours, de l'automne 67 au printemps 68, nécessitant 38 000 mètres de pellicule, une équipe technique, hors conseillers, de 98 membres, 350 comédiens dont 80 ayant un rôle de premier plan et 1 000 figurants ; le film rapportera quatre fois son budget).

Les trois premières scènes

Dès la première séquence, se succèdent trois scènes qui montrent Wokulski alors qu'il n'est encore qu'un jeune commis de brasserie, révélant chacune un aspect de sa personnalité. Dans la première, il fait preuve d'attention et de respect filial envers un vieil homme un peu fêlé, son père, qui multiplie les reproches à son égard. La deuxième nous fait découvrir son goût pour la science et son désir pour l'inaccessible avec la machine aux rouages compliqués construite dans l'espoir de prouver le mouvement perpétuel. Dans la troisième, on le voit réagir aux moqueries et à la méchanceté des clients de la brasserie qui, alors qu'il était dans la cave, ont retiré l'échelle qui lui permettrait de remonter. Lorsque son visage apparaît par l'ouverture de la trappe, des plaisanteries à propos de son goût de l'étude et des questions ironiques fusent de toute part. Wokulski tente une première fois de s'élever à la force des poignets ; quelques plaisantins rabattent brutalement la trappe sur ses mains ; le commis recommence et, dans un effort colossal, réussit à se hisser au niveau du sol ; sans une plainte, sans un mot, et sans même jeter un regard vers les clients qui maintenant se taisent, il traverse toute la longueur de la salle jusqu'à l'arrière-cuisine, y prend deux lourds seaux pleins de déchets qu'il va vider dans la ruelle.

Depuis l'instant où il s'est hissé hors de la trappe jusqu'à sa disparition, peu avant la fin du film, le personnage de Wokulski domine tous les autres sur l'écran.

Un personnage proche du cinéaste

Il n'est pas difficile de voir les points communs entre Stanislaw Wokulski et Wojciech Has. L'un et l'autre, doués d'une obstination affirmée et de la force de caractère qui permet d'accepter les épreuves, finissent par avoir raison des obstacles. L'un et l'autre sont peu bavards, mais leurs paroles et leurs actes témoignent d'un refus des préjugés et du conformisme. L'un et l'autre, enfin, portent un regard lucide sur la nature humaine.

Cette proximité se révèle dans une dimension plus intime. Dans La Poupée, on voit par deux fois Wokulski lever ses deux mains, paumes ouvertes, et les regarder, silencieux. La première au début du film, avant qu'il n'aille prendre les seaux de déchets dans l'arrière-cuisine ; la seconde vers la fin, après qu'un cheminot a réussi, juste avant le passage du train, à l'arracher au rail sur lequel il avait posé la tête, (On sait à ce moment-là que les mains de Wokulski ont gelé alors qu'il était prisonnier en Sibérie - après l'Insurrection de 1863 -, un épisode de sa vie évoqué lors d'une conversation entre Izabella et son père). C'est avec un geste tout à fait semblable à ces deux-ci que Has m'a raconté comment il a dû travailler dans une mine, au début de la guerre, alors qu'il avait tout juste quatorze ans. De mains à mains se tisse l'indicible des destins humains.

En arrière-plan de ce personnage hors du commun, Has traite le double fond d'aristocratie décadente et de misère urbaine du roman en lui donnant une dimension qui dépasse le simple constat d'une description.

4. La Poupée et la société polonaise de la fin des années soixante

L'opposition entre luxe et pauvreté

Plusieurs scènes de rues montrent le voisinage de l'opulence et de la misère, de l'activité et de l'oisiveté. Par exemple celle où, profitant de la voiture de sa tante, Izabella se fait conduire dans le magasin de Wokulski. Traitée en un long plan-séquence, elle montre une action principale d'une très grande simplicité : Izabella et sa cousine se dirigent vers la voiture qui les attend ; elles s'installent à l'intérieur ; un valet s'approche et leur demande où elles désirent aller ; la voiture s'ébranle, contourne la statue de Copernic et s'éloigne.

Mais, dans le même temps, une centaine de comédiens animent les différentes zones de l'image, faisant de la place un endroit très vivant où se mélangent des personnages issus de la bourgeoisie et des classes laborieuses vaquant à leurs occupations, marchands de rue, promeneurs, personnes désœuvrées, saltimbanques. Leurs entrées ou sorties de champ - favorisées par le mouvement de travelling arrière puis latéral - sollicitent la mobilité du regard qui, passant sans relâche des uns aux autres, explore toute la surface de l'écran.

Entre le début du plan et le moment où la voiture s'ébranle, on entend les propos futiles d'Izabella : il y est question de l'argenterie familiale et de l'envie d'une paire de nouveaux gants. Les deux élégants chevaux pommelés attelés à la voiture se rapprochent de la caméra, amorçant un mouvement tournant qui les mène tout à l'avant du champ, puis les fait passer derrière un cheval de trait attelé à la carriole d'une marchande de légumes qui sert quelques clients. Appuyée à la carriole, une femme du même âge qu'Izabella se retourne, montrant son visage las et ses yeux tristes ; un jeune garçon transporte des marchandises dans un sac en toile. Les deux mondes se croisent sans se rencontrer.

L'ouverture du film

Cette opposition est installée dès le début du film : au cours du premier plan, un travelling arrière fait passer d'une rue où se promènent des petits-bourgeois nantis à une ruelle en contrebas où l'on découvre une mère en haillons qui berce son enfant à côté d'un tas d'ordures que deux vieux fouillent avec leurs bâtons à crochets, ainsi qu'une chiffonnière à la recherche de quelque trésor. La rue domine la ruelle et les deux mondes s'affairent en s'ignorant.

Le début du générique vient inscrire le film au cœur même de cette opposition : le titre, qui évoque l'aristocratique Izabella, vient en surimpression sur l'image au moment précis où Wokulski vide un seau de déchets sur le tas d'ordures de la ruelle misérable. Les plans suivants, sur lesquels s'inscrivent les premiers noms des acteurs, font alterner en champ-contrechamp la rue avec ses passants distingués, dont certains se rapprochent pour dévisager un moment Wokulski avec curiosité, et le commis qui, avec détermination, debout à côté du tas d'immondices, leur renvoie leur regard.

Le dernier plan du commis regardant se prolonge en un travelling qui fait passer de la ruelle fangeuse au magasin de Wokulski, des années plus tard. Il montre un mélange étonnant d'objets inanimés et de personnages à peine plus animés, dont certains sur-cadrés, avec une troublante mise en jeu de la profondeur de champ, annonçant les quatre travellings qui constituent l'âme du film (voir ci-dessous).

Deux intérieurs qui n'existent pas dans le roman

Deux intérieurs imaginés pour le film concentrent les aspects les plus extrêmes de la misère pour l'un, et du luxe pour l'autre. Le premier est situé dans une maison délabrée des bords de la Vistule. Il s'agit de la chambre sordide où Magdalena, la jeune prostituée, vit avec une vieille maquerelle édentée. Le deuxième est le palais du prince dans le centre de Varsovie, montré à l'occasion d'une réception.

Dans la chambre de la maquerelle prennent place deux scènes symétriques - l'une située vers le début du film et l'autre vers la fin. Dans la première, on voit Wokulski, qui a suivi Magdalena depuis l'église, refuser de répondre à ses avances, et lui donner une recommandation pour une institution où elle pourra apprendre le métier de couturière (Dans le roman, cette scène se passe dans la chambre de Rzecki attenante au magasin, et Magdalena ne fait pas d'avances à Wokulski).

Dans la deuxième, Wokulski, qui a entraîné le jeune inventeur Ochocki dans la chambre de la maquerelle, lui raconte une histoire : deux amis habitant l'un à Tobolsk et l'autre à Odessa, partis au même moment à la rencontre l'un de l'autre, ne purent se rencontrer, tandis que le hasard fit qu'au cours de ce voyage ils séjournèrent, sans le savoir, le même jour, dans le même hôtel de Moscou. L'histoire se termine sur une phrase de Wokulski : "Le destin plaisante rudement avec les êtres humains." (traduction A.G.-C.). Prononcée alors qu'il s'est levé et que son corps, que l'on ne reverra plus, a déjà matériellement quitté l'écran, la phrase devient un commentaire sur sa propre histoire. (Dans le roman, cette histoire vient avant le moment où Izabella accepte d'épouser Wokulski, et elle est racontée par Wokulski à Madame Stawska, la veuve que Rzecki rêve de lui faire épouser, dans l'appartement de cette dernière. Le personnage de Madame Stawska disparaît du film, son sentiment pour Wokulski étant "déplacé" sur Madame Wasowska.).

La chambre misérable des bords de la Vistule est donc le lieu où s'accomplit le destin. La jeune prostituée, battue quand elle ne rapportait pas assez d'argent, a pu réaliser ce dont elle n'osait même pas rêver : vivre de son travail. Tandis que Wokulski, qui avait réussi à imposer son pouvoir jusqu'au sein de l'aristocratie, renonce à tout ce qu'il a acquis et disparaît.

Le deuxième intérieur est le palais du prince, avec la réception qui s'y déroule. (Dans le roman, Wokulski ne répond pas à l'invitation du prince et se contente de regarder, de l'extérieur, les fenêtres illuminées du palais : scène transposée dans le film par l'attente de Wokulski devant le palais illuminé, sous la neige, au milieu d'un groupe de badauds - une femme sans manteau à l'avant du champ essaie de lutter contre le froid -, avant qu'il se ne décide à se diriger vers l'entrée.) S'y condensent quatre scènes qui, dans le roman, se passent dans des lieux différents. Le concert donné chez les Ducresson en l'honneur d'un violoniste italien, une conversation dans la rue entre Madame Wasowska et Wokulski, et deux scènes qui ont pour cadre la maison d'Izabella : dans l'une, Wokulski offre à Izabella, qui vient d'accepter de l'épouser, le précieux morceau de métal plus léger que l'air qu'il a ramené de Paris ; dans l'autre, Izabella et Madame Wasowska échangent leurs points de vue sur ce futur mariage. L'intérieur somptueux du palais du prince devient ainsi le lieu où se resserre le nœud du drame à venir.

Ces deux intérieurs que tout oppose sont reliés par un jeu d'échos entre quatre plans-séquences singuliers : un lien qui permet de dépasser l'apparente antithèse entre luxe et misère.

Le regard du cinéaste sur la société humaine

Deux de ces plans sont liés au premier intérieur, et montrent l'itinéraire identique accompli par Magdalena et Wokulski - pour le premier -, Ochocki et Wokulski - pour le second : partant de la place devant l'église Sainte-Croix, ils vont jusqu'à la maison délabrée de la maquerelle en suivant la rue en pente qui descend jusqu'à la Vistule. Ces deux plans, d'environ deux minutes chacun, débutent par une vue fixe de la place, prolongée par un très lent travelling latéral gauche-droite en plongée qui suit la marche silencieuse des personnages, la mise en scène et le filmage faisant en sorte que ceux-ci n'occupent qu'une portion réduite de la surface de l'écran large.

Chacun de ces travellings est structuré par trois temps successifs, les déplacements des personnages dessinant une ligne sinueuse en forme de huit. Dans le premier temps, on voit une silhouette tronquée gauche-cadre - bottines et volants de robe pour Magdalena, chaussures et pantalon pour Ochocki -, tandis que, tout à l'arrière du champ, la silhouette de Wokulski apparaît et disparaît en fonction des découvertes du décor. Dans le deuxième temps, on voit gauche-cadre le visage et le haut du corps du personnage à l'avant du champ, Wokulski étant toujours à l'arrière, puis un mouvement croisé intervertit la place respective des deux personnages. Dans le troisième temps, la silhouette tronquée de Wokulski se retrouve à l'avant du champ gauche-cadre. L'effet de répétition étant accentué par la reprise, au troisième temps du deuxième travelling, du thème musical du premier.

Loin de la fonction habituelle qu'a dans le cinéma narratif un travelling lié au déplacement d'un objet - celle d'un accompagnement qui permet de conserver une proximité avec l'objet en mouvement -, le déplacement des deux personnages n'ancre ces mouvements de caméra dans la diégèse que d'une manière extrêmement ténue. Le fait que Wokulski, Magdalena ou Ochocki se déplacent d'un lieu à un autre, ou que, en principe, l'un soit en train de suivre l'autre, deviennent secondaires, d'autant plus qu'il n'y a entre eux aucun échange de regard ou de parole. Leurs déplacements prennent le caractère abstrait d'une chorégraphie, révélant qu'il n'est qu'un prétexte pour mettre en mouvement le travelling : le filmage est souligné, et la diégèse provisoirement suspendue.

Toute l'attention perceptive se concentre sur ce que l'on découvre à la faveur de chacun des travellings, leur lenteur permettant une vision précise des détails du décor comme des scènes qui se succèdent dans le champ : on passe d'une manière continue d'un immeuble de pierre donnant sur la place à des maisons de moins en moins cossues, jusqu'à des baraques de bois et des hangars délabrés ; et les micro-scènes montrent la précarité d'existences tout aussi misérables au début du printemps - un printemps citadin indiqué d'une manière poétique par la présence sur la place, avant que ne débute le premier travelling, de jeunes vendeurs de jonquilles sauvages - qu'en plein cœur de l'hiver - sol blanc gelé et rafales de neige dans le deuxième.

Le premier travelling montre des personnages pauvrement vêtus saisis dans leurs activités dérisoires et vitales - mendiant tendant sa sébile, vendeuse débitant de la viande sur un étal de fortune, femme lavant du linge à la fontaine, forgeron aux outils rudimentaires, hommes et femmes fouillant des ordures -, ou figés dans une attente sans espoir - jeune femme immobile adossée à un mur, mère assise sur la caillasse serrant contre elle deux jeunes enfants, homme âgé assis, immobile, le regard vide, homme endormi dodelinant de la tête, jeune enfant tirant en vain la robe de sa mère accoudée à la rambarde d'un bistrot douteux -, tandis qu'une jeune prostituée se maquille sur un sofa éventré posé sur une charrette, et qu'une carcasse de bœuf achève de pourrir au milieu de la chaussée encombrée d'immondices.

Dans le deuxième travelling les personnages, moins nombreux, se serrent contre les façades, piètres refuges des sans-abri : deux hommes se réchauffent à un brasero de fortune, une femme assise dans une encoignure bat de la semelle, deux hommes emmitouflés écoutent l'accordéoniste ; la femme du cabaretier l'oblige sans ménagement à rentrer à l'intérieur ; deux femmes chargées de branchages avancent d'un pas rapide ; mais la jeune prostituée est toujours installée sur le même sofa éventré et rajuste sa coiffure, tandis qu'un peu plus bas, le cadavre d'un cheval avec une patte cassée gît sur un tas d'ossements, tendant ses membres arrières raidis vers le ciel en une supplication poignante et grotesque.

Les deux autres plans, liés au deuxième intérieur, suivent l'entrée de Wokulski dans le palais du prince. Ils sont situés entre les précédents : un effet d'encadrement accentué par leur propre situation symétrique, de part et d'autre d'un plan montrant Wokulski en train de regarder. Ils sont eux aussi constitués de deux lents travelling latéraux, d'environ une minute chacun, accompagnés par le son du premier mouvement du concerto pour violon de Beethoven que joue un orchestre dans le fond de la vaste serre ouverte sur le salon du palais : le premier, en vue large, va de la gauche vers la droite du cadre ; le deuxième, en vue rapprochée, de la droite vers la gauche. Ces travellings montrent, dans un rythme ralenti accordé à celui de la musique, un entrelacs de statues, de plantes exotiques et de femmes richement parées qui attendent, assises ou debout, saisies dans une immobilité mortelle - certaines s'éventent ou marchent avec des mouvements empreints d'une lenteur exténuée - qui les rend semblables aux statues et aux plantes qui les entourent : bustes au maintien hiératique, visages aux regards vides se succèdent en arabesques continues, la couronne de fleurs qui orne un front devenant la branche d'un lierre qui grimpe le long du décor, tandis que l'espace est saturé par la plainte étirée du violon à laquelle viennent s'ajouter quelques rires étouffés mêlés de sanglots.

Une manière toute hassienne de transposer les notations du romancier :

"Parmi les messieurs d'une gravité solennelle et les dames perdues dans la musique, leurs pensées, leurs rêves ou leur demi-somnolence, Wokulski aperçut quelques physionomies féminines marquées d'une singulière expression. Il y avait des têtes passionnément renversées, des joues fiévreuses, des yeux brûlants, des lèvres entrouvertes et frémissantes comme sous l'effet d'un narcotique. "Quelle horreur ! songeait-il. Que sont ces créatures maladives qui s'attellent au char triomphant de ce monsieur ?" (tome III, p. 159)

Ces deux travellings correspondent, eux aussi, à un détournement du travelling d'accompagnement. Si le mouvement du premier est bien entraîné par le déplacement de la silhouette sombre et tronquée de Wokulski, peu après ce dernier traverse le champ et disparaît rapidement droite-cadre tandis que le mouvement se poursuit. Et le mouvement du deuxième est entraîné par le déplacement d'une silhouette féminine anonyme et tronquée qui disparaît rapidement derrière les objets qui se succèdent à l'avant du champ.

L'identité de mouvement de caméra et de rythme, l'utilisation a-narrative des travellings, l'absence de dialogue, les effets appuyés de monstration, renforcés par une composition extrêmement travaillée (On a pu parler, pour les deux premiers, de Jérôme Bosch et Goya, les deux autres peuvent faire penser à Wyspianski et aux peintres de la Sécession, dont l'esthétique a imprégné Cracovie, la ville de Has. Mais, fondamentalement, la composition de ces plans renvoie moins à tel ou tel peintre ou mouvement pictural qu'à une esthétique baudelairienne où la dualité est l'essence du beau : la beauté des charognes et des "fleurs du mal"), installent ces quatre plans dans un au-delà de la diégèse, tout en créant entre eux une mystérieuse correspondance, soulignée par la reprise du motif sonore des sanglots féminins lorsque l'on revoit la jeune prostituée sur son sofa éventré.

À une misère fait écho une autre misère, et le sort de ces femmes-fleurs prisonnières de leur rang et de leur classe n'est pas fondamentalement différent de celui de la prostituée qui se maquille en plein air au milieu des charognes, ou de celui de Magdalena, qui, feignant l'insouciance et la gaieté, mime les gestes de l'amour. Du plus bas au plus haut de l'échelle sociale, l'absence d'espoir, la souffrance et la mort sont étroitement enlacées à la vie. L'histoire de Wokulski se trouve ainsi enchâssée dans une vision pessimiste de la condition humaine, propre au cinéaste, qui dépasse le cadre de la Varsovie de la fin du XIX° siècle.

Une image de la Pologne contemporaine

L'intention déclarée de Has en adaptant le roman de Prus était de faire un portrait de la Pologne contemporaine. Il a insisté sur ce versant de son projet dans des entretiens réalisés au moment du tournage :

"Il [Boleslaw Prus - A.G.-C.] fait également le portrait des Polonais, avec passion, perspicacité et humour, comme personne n'a su le faire dans la littérature. Prus a réussi une chose rare. Il a donné à ses personnages des traits de caractère qui, aujourd'hui encore, sont ceux de nos compatriotes." (Wojciech Has in "La Poupée et le cinéma polonais", La République, 5/11/1968, article non signé).

"Il faut mettre en évidence les liens entre l'homme contemporain et les héros de l'époque de Prus. Il faut chercher une passerelle entre l'époque de Prus et les jours d'aujourd'hui." (Wojciech Has in Joanna Guze, "Interpretacja i wiernosc/Interprétation et fidélité", Film, 1968, n° 46, p. 4-5)

Si la société polonaise de la fin des années soixante était officiellement sans classes, il y avait, de fait, la nomenklatura avec ses privilèges, ainsi que l'intelligentsia qui, favorisée par le régime, jouissait d'une relative aisance - logements plus vastes que la norme en vigueur, voitures, vêtements - comparativement à la masse qui végétait dans une vie grise et miséreuse : "Les travailleurs étaient las de l'esprit de sacrifice et de modestie qu'on leur réclamait sans cesse [...] La question du logement était l'une des plus douloureuse." (Daniel Beauvois, p. 292-293) La division qui existait à l'époque entre deux catégories de la population se lit dans les mouvements sociaux : les ouvriers n'apportent aucun soutien au mouvement étudiant de 1968 ; l'intelligentsia ne manifeste aucune solidarité lors de la révolte ouvrière de Gdansk en décembre 1970. (La jonction ne se fera, progressivement, qu'à partir de 1976)

L'intelligentsia de cette époque avait d'ailleurs fortement tendance à s'identifier à l'ancienne aristocratie, se sentant dépositaire de ses valeurs : "La kultura szlachecka (ethos de la noblesse) est devenue l'un des traits essentiels de la mentalité polonaise moderne." (Norman Davies, p. 361). Aussi, vers la fin du film, lorsque Wokulski répond avec vivacité au prince - "Un pays ? Une miniature de pays ! La faim a raison des uns, la débauche des autres, et les pauvres travaillent pour enrichir des crétins !" (traduction A.G.-C.) - cette réplique où s'entend la voix du cinéaste, habilement déplacée d'un monologue intérieur situé dans les premiers chapitres du roman ("Voilà, en plus petit, l'image d'un pays, pensait-il, où tout tend à l'avilissement et à l'extermination de la race. Les uns périssent dans l'indigence, les autres dans la débauche. Les travailleurs s'ôtent le pain de la bouche pour entretenir des imbéciles." Tome I, p. 121), sonne comme un avertissement à l'intelligentsia.

Le malaise de la critique

Négatives dans leur majorité, quoique avec plus ou moins de nuances, les critiques lors de la sortie du film, des plus primaires aux plus élaborés, dénotent une mauvaise foi qui s'accroche où elle peut - le plus souvent les choix de l'adaptation, mais pas uniquement - trahissant l'existence d'un certain malaise de l'intelligentsia face à ce film. L'image de Varsovie et la manière dont est montrée la misère est surtout critiquée : elle serait à la fois exagérée et trop "cinématographique" : "La misère de Varsovie dans la Lalka de Has est si cinématographique dans le sens d'une mise en scène qu'elle ne paraît pas vraie, elle perd son authenticité, et donc son expression." (S. Grzelecki, "Lalka W. J. Hasa/La Poupée de W. J. Has", Zycie Warszawy, 1968, n° 27, cité dans Historia filmu polskiego, Tome 6, p. 356). On reproche au cinéaste d'introduire ses images "de manière malhabile dans les séquences [...] de la vie des sphères élevées", et le caractère artificiel des "éléments décoratifs statiques dans le cadre d'un ensemble dramatique" (Alicja Helman, p. 10).

Les quatre plans-séquences analysés ci-dessus sont donc directement visés, tandis que la dimension contemporaine de Lalka est occultée. À ce propos, la dénégation d'un critique, Zygmunt Kaluzynski, qui va jusqu'à déplorer que le message du film ne soit pas actuel et reprocher à Has de ne pas s'être demandé pourquoi, en 1968, adapter cette œuvre de Prus plutôt que Virgile ou Homère, est à comprendre comme l'aveu de ce que la contemporanéité du film ne lui avait pas échappé. Cette résistance de la critique est d'ailleurs loin d'avoir disparue aujourd'hui, comme en témoignent les pages consacrées à ce film dans le Tome 6 (publié après 1990) de Historia filmu polskiego (Histoire du film polonais). S'il y est question d'une "relecture des conventions du XIX°siècle par un observateur d'aujourd'hui", l'auteur signale que l'interprétation contemporaine donnée par Has n'a pas été acceptée, avançant que derrière les défenses d'une lecture canonique d'une œuvre littéraire "se cache une tendance normative" (Rafal Marszalek, p. 74 et p. 77), mais sans en dire davantage. Et les auteurs des deux seuls ouvrages sur le cinéma polonais publiés en France, Jacek Fuksiewicz ou Boleslaw Michalek, ne consacrent que quelques mots au film : pour le premier, il s'agit d'une "adaptation très élégante" (p. 69), tandis que, pour le second, Has n'a pas cherché d'approche nouvelle "dans cette version assez fidèle de l'œuvre littéraire" (p. 84)

Ce malaise doit être aussi relié au contexte politique qui a accompagné la réalisation et la sortie du film, et à la manière dont Has a utilisé le roman de Prus pour prendre position sur l'antisémitisme.

5. Une dénonciation de l'antisémitisme

Un retournement des préjugés

On ne trouve dans le film aucun des détails du roman qui auraient pu nourrir l'antisémitisme. Dans la scène où Wokulski est invité à exposer à l'aristocratie son projet de société commerciale, les réactions à cette proposition omettent la défiance d'une partie de son auditoire du fait de l'amitié de Wokulski avec des Juifs. La scène caricaturale des créanciers "harcelant" le père d'Izabella devient, les créanciers restant à l'arrière-plan, une caricature du comte qui fait semblant d'être malade pour éviter de payer ses dettes. Tandis qu'avec le personnage de Szlangbaum père, Has réussit un étonnant retournement des préjugés, en faisant de cet usurier un homme fin et bienveillant, alors que, parmi les enchérisseurs qu'il fournit à Wokulski, se trouve un homme dont il assure : "C'est quelqu'un de très bien. Un catholique ! Mais il ne faut pas lui confier la caution." (traduction A.G.-C., le dialogue du film reprenant, à peu de chose près, le texte du roman : "Je vais vous trouver un enchérisseur qui, pour une quinzaine de roubles, fera monter le prix de l'immeuble. Un homme très bien, catholique, mais seulement on ne peut pas lui laisser la caution." Tome I, p. 315).

On trouve un même retournement dans les scènes qui montrent l'attitude de Wokulski face aux deux hommes venus solliciter un emploi : le premier, Maruszewicz, appartient à la noblesse catholique et oisive ; le second, Henryk Szlangbaum, est le fils de l'usurier. Wokulski se débarrasse du premier par un refus presque méprisant, tandis qu'il écoute le jeune Szlangbaum avec sympathie, et lui offre sur le champ un emploi Et comme le cinéaste a rapproché les deux scènes et inversé leur ordre par rapport au roman, leur contraste est d'autant plus apparent.

Maruszewicz aborde Wokulski qui vient d'exposer son projet de créer une société commerciale. Les deux hommes sont côte à côte, le solliciteur légèrement en arrière. Wokulski, à l'avant du champ, jette un bref regard à Maruszewicz lorsqu'il se présente, puis regarde ostensiblement ailleurs :

"Maruszewicz. – J'ai un bon instinct. Je suis désargenté. Je voudrais une occupation.
Wokulski. – Quel est votre métier ?
– Je n'ai pas encore choisi de... métier, comme vous dites.
– Et quel salaire attendez-vous ?
– 1000... 2000 roubles.
– J'ai peur que nous ne disposions pas d'un emploi qui puisse vous satisfaire." (traduction A.G.-C., le dialogue reprenant, en le condensant, le texte du roman. Mais la fin de la scène est différente, puisque Wokulski, dans le roman, clôt l'entretien en proposant à Maruszewicz de passer le voir un jour au magasin. (Tome I, p. 277))

Dans la deuxième scène, Rzecki conduit Wokulski vers Henryk Szlangbaum qui attend à l'écart. Les deux hommes se font face, derrière un comptoir chargé d'objets. Le jeune homme a une attitude humble et digne, à l'opposé de la description faite par Rzecki dans le roman : "Son échine était encore plus recroquevillée et ses yeux plus rouges que jamais". (Tome I, p. 241). Wokulski, placé au même niveau que lui, le regarde avec bienveillance :

"Wokulski. – Que s'est-il passé avec toi ?
Henryk Szlangbaum. – Stan, je vais mourir de faim à Nalewki si tu ne m'aides pas.
– Pourquoi n'es-tu pas venu tout de suite chez moi ?
– Et même aujourd'hui, je ne serais pas venu s'il n'y avait les enfants." (traduction A.G.-C., le dialogue éliminant la suite de la réponse de Szlangbaum dans le roman : "J'avais peur qu'on dise de moi : ce sale Juif doit se fourrer encore partout." (Tome I, p 241)).

Ignacy Rzecki s'approche alors pour donner une information, mais Wokulski l'interrompt :

"Rzecki. – Pardon, une certaine euh...
Wokulski.– Ignacy, Monsieur Szlangbaum sera commis chez nous pour un salaire de 1500 roubles par an. D'accord Henryk ?" (traduction A.G.-C., l'interruption de Rzecki par Wokulski étant sans équivalent dans le roman.)

Wokulski admoneste les spectateurs

Cette scène d'embauche est suivie d'une série de trois plans : deux longs plans-séquences séparés par un plan de Wokulski, seul dans le cadre. Le premier plan-séquence, après avoir montré Henryk Szlangbaum, qui s'est mis au travail, passe sur Wokulski qui, à l'écart, parle avec Rzecki, tandis que les commis s'activent dans le magasin. On entend l'un d'eux, Lisiecki, poser une question à voix haute (il est hors champ au début, puis il entre dans le champ et se rapproche d'un autre commis, Klein) :

"Lisiecki (off). – Comment se fait-il qu'il y ait cette odeur d'ail ...
(in) ... aujourd'hui, Monsieur Klein ? Quelqu'un penserait-il qu'il est préférable de manger du pain azyme avec du saucisson ?" (traduction A.G.-C.)

Wokulski interrompt sa conversation avec Rzecki et appelle Lisiecki, qui s'avance. Wokulski s'est placé à l'avant du champ, en "profil perdu", gauche-cadre, de sorte que la fin du plan-séquence a la valeur d'un "plan" de champ-contrechamp, avec Lisiecki en retrait, droite-cadre. On voit les autres commis à l'arrière du champ : ils ont interrompu leur travail et arborent le sourire que la "plaisanterie" de Lisiecki a fait naître.

Suit alors un plan en contre-plongée en vue rapprochée sur le visage de Wokulski qui déclare : "Monsieur Szlangbaum était mon ami quand cela allait mal pour moi. Verriez-vous par hasard un inconvénient à notre amitié quand le sort me sourit davantage ?" (traduction A.G.-C.)

Dès que Wokulski a fini de parler, on revient à la situation précédente. Les sourires ont disparu des visages, les commis se sont remis au travail. Lisiecki demande avec une certaine insolence s'il peut se retirer, Wokulski reprend sa conversation avec Rzecki.

La comparaison du dialogue du film avec le texte du roman permet de voir que deux répliques de Lisiecki ont été condensées de manière à en éliminer la partie la plus venimeuse :

"Le nouvel employé s'était aussitôt mis au travail, et une demi-heure plus tard Lisiecki grommelait à Klein : “Du diable, me diras-tu pourquoi ça empeste si fort l'ail ici, Klein ?" Un quart d'heure après, je ne sais plus pour quelle raison, il ajoutait : “Qu'est-ce qui leur prend, à ces canailles de Juifs, de venir se trouver rue du Faubourg de Cracovie ! Comme si cette vermine ne pouvait pas rester tranquille chez elle, dans son repaire de Nalewki ou de Saint-Georges." (Tome I, p. 241).

Tandis que la réplique de Wokulski reprend mot à mot celle de l'original littéraire (Tome I, p. 242), suivant en cela la méthode utilisée pour les allusions politiques de Manuscrit trouvé à Saragosse. Et Has s'est bien gardé d'ajouter les paroles apaisantes de Wokulski à Szlangbaum, qui tendent à minimiser la portée des propos du commis : "Mon cher Henryk, surtout ne va pas prendre à cœur ces petites rosseries sans importance. Ici, nous nous raillons entre camarades."

Ainsi le dialogue du film a été soigneusement étudié, de manière à éliminer tout ce qui aurait pu favoriser les réflexes antisémites, tandis que la réplique de Wokulski occupe la partie centrale de cette scène. Il faut enfin remarquer, et c'est probablement le plus important pour les spectateurs, que le filmage montre bien que l'admonestation ne s'adresse qu'en apparence à Lisiecki. Le visage de Wokulski se détache sur fond de fenêtres voilées, dans un cadre dénudé où n'apparaisent aucun des objets qui saturaient jusqu'alors l'image. Et le seul bruit que l'on entende est celui d'une voiture à cheval qui passe dans la rue. Du fait de ce cadre et de ce silence inhabituels, ce plan est détaché du référent du magasin, les fenêtres voilées et le son de voiture le rattachant à un extérieur au-delà de la diégèse.

D'autres paramètres iconiques interviennent : le ton sans réplique du personnage ; la contre-plongée, qui fait que son visage domine les spectateurs assis dans leurs fauteuils ; enfin le fait que, avant de commencer à parler, Wokulski a un regard coulé qui, de la salle, glisse en direction de Lisiecki.

Tous ces paramètres convergent pour faire en sorte que, en ce point du film, le personnage de roman préféré des Polonais adresse à chacun des spectateurs un avertissement imparable.

Une enseigne qui arrive à point

Dans le plan-séquence qui suit, Wokulski propose à Rzecki d'aller visiter le nouvel appartement qu'il a fait aménager pour lui. Les deux hommes en sortant dans la profondeur du champ croisent les ouvriers qui apportent l'enseigne du nouveau magasin. Celle-ci est tournée de telle sorte que l'inscription qu'elle porte soit bien lisible : il s'agit du nom Stanislaw Wokulski, écrit deux fois, en caractères cyrilliques puis, au-dessous, en caractères latins. Ce qui est tout à fait conforme à la législation de l'époque, une intense politique de russification avait alors été mise en place, le russe étant la seule langue en usage dans l'administration et la vie officielle. Mais l'enseigne du film vient également rappeler que, en 1968, la Pologne ne se trouve pas dans une situation fondamentalement différente. Et le moment où elle intervient, en écho aux propos de Lisiecki, fait le lien entre cette occupation étrangère et la campagne antisémite qui est en train de se dérouler dans le pays.

Ainsi Lalka (La Poupée), seul film de l'époque à contenir une condamnation de l'antisémitisme faite de manière ouverte et compréhensible par tous, est bien le film le plus audacieux de tous les films réalisés en 1968, en plein cœur de la plus violente des campagnes antisémites d'après-guerre en pays socialiste. La précipitation de Has pour mettre le film en chantier, son souci d'en faire un film grand public, ne sont pas sans relation avec sa volonté de prendre position contre l'antisémitisme, en utilisant toutes les ressources de l'art du cinéma. Il avait déjà abordé cette question sous un autre angle dans son film précédent, Les Codes, il continuera avec le film suivant, La Clepsydre, sans ignorer que cela risquait de se traduire pour lui par l'arrêt de sa carrière de cinéaste. "Il ne m'importe pas de faire des films.", disait-il, "Ce qui m'importe, c'est de faire mes films."

Anne Guérin-Castell (janvier 1998 - mai 2008)
2008-06-08


Bibliographie de l'article :

  • Beauvois Daniel, Histoire de la Pologne. Paris : Hatier, 1995.
  • Davies Norman, Histoire de la Pologne. Paris : Fayard, 1992. (trad. de l'anglais : Heart of Europe. A Short History of Poland. Oxford : Clarendon Press, 1984).
  • Fabre Jean, "Préface", in Prus Boleslaw, La Poupée. Paris : Éditions Mondiales Del Duca, 1962. - tome I, pp VII-XXIV
  • Fuksiewicz Jacek, Le Cinéma polonais. Paris : Les Éditions du Cerf, 1989. (collection 7° Art ; n° 88)
  • Helman Alicja, "Ostatni romantyk/Le dernier romantique", Kino, 1968, n° 10, p. 3-11
  • Lozinski Marcel, La Pologne comme jamais vu à l'Ouest 1945-1989, docu-mentaire franco-polonais, noir et blanc, prod. La Sept, Obsession Films, CQFD, WFD (Varsovie), 4 fois 52 minutes : Première Partie 1945-1956, Deuxième Partie 1956-1970, Troisième Partie 1970-1980, Quatrième Partie 1980-1989 (diffusées de nov. à déc. 1989 sur La Sept).
  • Michalek Boleslaw (sous la direction de), Le Cinéma polonais. Paris : Éditions du Centre Georges Pompidou, 1992. (Cinéma Pluriel)
  • Milosz Czeslaw, Histoire de la littérature polonaise. Paris : Fayard, 1986 (traduit de l'anglais: The History of Polish Litterature. Berkeley : University of California Press, 1983)
  • Prus Boleslaw, La Poupée. Paris : Éditions Mondiales Del Duca. - tome I : 1962, - tome II : 1963, - tome III : 1964, 375 p. (collection Unesco)
  • Slodowski Jan, Rupieciarnia marzen /Le Bric-à-brac des rêves. Warszawa : "Skorpion", 1994.
  • Wieviorka Michel, Les Juifs, la Pologne et Solidarnosc. Paris : Denoël, 1984
  • La Campagne anti-juive en Pologne : faits, documents, extraits de presse, (diffusé par le Comité d'action contre les menées racistes en Pologne), Institut des affaires juives auprès du Congrès Juif mondial, 1969.
  • Historia filmu polskiego/Histoire du film polonais, sous la direction de Kos-sakowski Andrzej. Warszawa : Wydawnictwa Artystyczne i Filmowe, 1994. - Tome 6.

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